Au milieu des années 70, Steven Spielberg fait basculer l'histoire du cinéma américain dans l'ère du blockbuster. Les dents de la mer, inspirées d'un roman de Peter Bradford Benchley vont rapporter 470 millions de dollars (soit 39 fois la mise initiale) et accessoirement traumatiser quelques générations de baigneurs. L'année suivante, tout ce que l'univers compte de cinéastes et producteurs entend surfer sur la vague Jaws. Ainsi débutera une improbable (et à ce jour ininterrompue) parade de créatures aquatiques sur grand et petit écrans. Attention les yeux… Poulpe collant, sardine atteinte de gigantisme et pieuvre patibulaire se bousculent aux portes de l'imaginaire populaire. A commencer par l'épaulard rancunier d'Orca produit par Dino De Larentii. Suivi de près par un calamar à Romaine : Tentacoli, devenu sans grande surprise "Tentacules" à proximité des côtes françaises. Pas découragé, l'auteur de cette bien longuette aventure maritime, Ovidio G. Assonitis, s'essayera quatre ans plus tard aux poissons volants (nous en parlerons plus tard). En 78, les «barracudas» fraîchement immortalisés par Claude François (Bar-ra-cu-da !), goûtent également au mollet des baigneuses grâce à «Barracuda, Les dents de la mort» des opportunistes Harry Kerwin & Wayne Crawford. Le secret du succès ? Une formule magique. Une quasi absence de dérive fantastique qui fera de Jaws et de ses enfants une expérience si glaçante pour le spectateur. Une fable à méditer chaque été avant de mettre le doigt de pied dans l'eau...
Dans le cinéma horrifique de l'après Moby Dick Spielbergien, Piranhas a une place à part. Succès colossal au box office et devenu presque instantanément culte, le film de Joe Dante enfante à son tour d'une série de copies, suites et remakes. Un sous-filon miraculeux dans lequel s'engouffre un certain Antonio Margheriti en 1979 avec «L'invasion des piranhas», même si il s'agit d'un simple film d'aventure avec pour vedette américaine Lee Major et dans lequel les poissons tueurs n'ont qu'un rôle secondaire, voire d'accessoires. En 1981, les poissons ont des ailes et sévissent désormais, comme le laissait présager la fin du film de Dante, dans l'océan... Enfin au dessus. C'est James Cameron qui fera ses débuts de réalisateur avec ce Piranha Part Two: The Spawning. Une séquelle qui ne vole pas haut diront en ricanant les mauvaises langues ! Car si la chose souffre d'une réputation d'incroyable nanar, son visionnage slalome, lui, entre les portes de l'ennui.
En 1995, peut être en panne d'idée, sûrement les comptes à sec, Roger Corman produira son propre remake avant que le fils d'Alexandre Arcady (Alexandre Aja) ne se frotte à l'exercice pour le compte des frères Weinstein. Le réalisateur français s'est bien étrangement toujours défendu d'avoir joué la carte de la redite. Posture incompréhensible car les deux films visionnés bout à bout, on ne doute guère de la véritable nature de son tridimensionnel "Piranha". Un véritable «remake » situationnel du film de Dante... Qui ne tardera pas a être prolongé d'une suite Piranha 3DD, demeurée inédite en France pour cause de frilosité ainsi que d'un mockbuster par piqué des vers: Mega Piranha.
Mais revenons à nos poissons boulimiques et à la douce année 1978. Roger Corman, prince légendaire d'un cinéma fauché mais rentable, tente, lui aussi, de relever les filets de l'Aquatic Monster. Une première prise scénaristique est sortie de l'eau par Richard Robinson, déjà responsable du script de l'Horrible Invasion (Kingdom of the spiders). Le résultat ne convint pas. Et surtout pas Joe Dante, ancien critique et cinéphile boulimique, rentré à la New World comme monteur de bande annonce au milieu des années 70. Le jeune réalisateur s'inquiète en fait de la comparaison possible de son film avec le «Jaws 2» de Jeannot Swarc annoncé pour le même été. Le débutant John Sayles (futur géniteur des scripts d'Hurlements, Incroyable alligator) est chargé de le récrire entièrement et Joe Dante finira par enfiler son maillot de bain. Plouf !
Tourné en 30 jours avec 660 000 dollars US, Piranha sort sur les écrans américains au coeur de l'été 78, moins de deux mois après «Les dents de la mer 2e Partie». Universal, qui aurait tenté de faire interdire l'exploitation du film par la New World, va finalement se laisser par convaincre par Steven Spielberg d'abandonner les poursuites. Pour l'anecdote, Dante sera même un temps pressenti par la major pour réaliser Jaws 3 people 0, troisième volet de la saga, initialement annoncé comme une parodie, tout en se voyant proposer les commandes d'un très sérieux ORCA 2 par De Laurentii. C'est dire si il existe plusieurs niveaux de lecture dans Piranha et plus globalement dans le cinéma de Dante. Aucun de ces projets n'aura toutefois l'honneur d'imprimer la pellicule.
De son passage par l'école Corman, l'enfant terrible d'Hollywood va garder un goût prononcé pour le discours double, un talent certain pour n'en faire qu'à sa tête, tout en remplissant scrupuleusement le cahier des charges. La New World commande un film de prédateur aquatique, qu'à cela ne tienne! Dante lui livre sur un plateau.. .d'oursins. Il y a en effet, dans Piranha, un film dans le film... Une œuvre implicite ne manquant pas de piquant, pouvant surtout être considérée avec le recul comme le premier volet d'un triptyque improbable. Piranhas- Gremlins- Small Soldiers... Une trilogie involontaire.
Petites créatures, qui par la bêtise humaine (Industrielle, militaire ou simplement pour cause d'irraisonnable légèreté) s'attaqueront à quelques années d'intervalle aux symboles de l'Amérique, ses banlieues résidentielles et embourgeoisées, ses petites villes sans histoire, ses parcs d'attraction tape à l'oeil. Des monstres miniatures qui n'auront aucun scrupules à frapper en aveugle dans la vitrine de l'oncle Sam. Quitte à mettre en pièce le produit d'appel maison: la jeunesse. La scène du massacre à la colonie de vacances pourrait-elle être aujourd'hui inclue dans une production US, aussi horrifique soit-elle ? Quand on sait que Dimension a refusé de montrer une jeune fille déguisée en statue de la liberté se faire déchiqueter dans le Piranha d'Aja. On se permettra d'en douter, raison de plus pour savourer la saveur très libertaire de cette provocation venue des 70's...
Mais ne limitons pas la charge transgressive de ces 90 minutes à quelques dérapages dans une mare de sang. Dans Piranha comme dans ses deux films frères, les protagonistes n'ont rien du héros Hollywoodien. Ils enfilent au contraire les tares : Alcoolo asocial, enquêtrice insupportablement nunuche, directeur de colonie tyrannique, promoteur sans âme de parc aquatique foireux, se bousculent à l'écran. Et le film de Dante prend dès sa première bobine des airs d'ode à la bêtise. (Le doublage Français fait, concédons-le office de deuxième couche). Deux jeunes couillons pénétrant de nuit dans une base entourée de barbelés malgré l'écriteau «No Trespassing» ne trouvent rien de mieux à faire que de se baigner dans un mystérieux bac d'eau croupie. Une véritable performance que le tandem principal tentera d'égaler avec succès en jetant les piranhas avec l'eau du bain dans une rivière très fréquentée. L'argumentaire cynique et sévère, irrévérencieux et méchant de Piranha est à l'image de ses prédateurs carnassiers, il saute aux yeux et prends aux tripes.
Le temps ne fait rien à l'affaire … Et tout comme votre serviteur, né quelques années avant que Mr Joe nous fasse ce sanguinolent poisson d'avril, Piranha a certainement pris un petit coup de vieux entre les deux nageoires. Hey dis donc la sardine tu perds tes écailles... ? Reste que la dimension fondatrice de la péloche, sa nature de clé pour les portes de l'enfer (celui de Dante bien sûr) rendent le spectacle suffisamment intemporel pour siéger dans la mémoire et la collection de tout cinéphile respectable. Quand on est bon, on est bon ! Autrement dit, 35 ans après sa réalisation, Piranha (avec ou sans "S" selon les pays et les affiches) ne sent toujours pas la vase... et exhale même un léger parfum de classique. Si on ajoute que Barbara Steele y promène sa ténébreuse chevelure dans un rôle d'anthologie, que Dick Miller y joue les faux texans avec une réjouissante truculence, que les effets spéciaux porte la griffe de Chris Wallas, Phil Tippett et Rob Bottin, et que même Télérama, cité sur la jaquette trouve avec 30 ans de retard, le film fantastique... Un plongeon s'impose...
Le disque :
Passage à la Haute définition réussie pour Piranha qui profite d'un tout nouveau master 1080/23.98p au format d'origine 1.85. (Coup de chaud, le Bluray US est d'après ce qu'on peut en lire sur chez nos cousins d'Amérique honteusement recadré). Amateur de grain, tu en auras pour ton argent. Ça fourmille, sans grande surprise, pas mal sur les scènes sombres, mais le gain de détail est lui absolument indiscutable. Rayon plaisir des tympans, le disque reprend les pistes monophonique d'époque ré encodées en DTS HD ainsi que des sous titres français. Dans la section suppléments :
Défense s'entrer : Joe Dante à propose de Piranha :
Un entretient de quarante minutes avec le réalisateur sur la genèse et le tournage du film. Avis aux cinéphiles, même si le sujet a été assez documenté (Interview de Dante dans la presse spécialisée et sur le web), on y apprend encore des choses …
Rushes de tournages :
Un montage de rush sans son... d'une dizaine de minutes qui donne une petite idée de l'ambiance régnant sur le plateau (et à côté).
Bande annonce.
Notes : le Bluray est disponible en version normale, coiffé d'un sur étui ou en édition limitée boîtier métal ( 3000 exemplaires uniquement). Notons que le DVD présente un visuel différent.